Les arts « sauvages » aux arts extra occidentaux
- par Virginie Soulier mise en hommage
Les « arts premiers » en histoire de l’art et dans notre société: « Arts sauvages, arts primitifs, arts coloniaux, arts tribaux, arts premiers, arts exotiques… », que de qualificatifs évolutifs pour désigner les arts non occidentaux. L’histoire impériale de l’Europe sur les pays colonisés détermina ainsi nos sciences et nos méthodes de pensée. La décolonisation, la nouvelle ère qui s’ensuivit, changea tant bien que mal nos paradigmes. Comment aborder les œuvres artistiques non occidentales à travers nos canons académiques ? Un lourd héritage cognitif et égocentrique obstrue les évolutions épistémologiques des historiens de l’art.
De « l’art primitif » à l’art contemporain en Europe: La conception de l’art naquit en Europe pendant la Renaissance se nourrissant de philosophies de l’antiquité. Dès la période moderne (XVI-XVIII siècle), puis contemporaine, la perception des objets varia, innovant ou s’adaptant aux nouvelles valeurs et mutations sociales. Nos « arts primitifs », de l’art rupestre préhistorique aux arts médiévaux, s’éteignirent ainsi. II donna priorité, progressivement, à la liberté, l’individualité, la créativité, la pluralité: traduisant un rejet des normes sociales, jusque-là formalisantes, devenant lui-même une valeur. C’est l’évolution du métier et du public. L’artiste joue un nouveau rôle, il ne répond plus seulement aux commandes des religieux ou des dirigeants. Mais, doit s’adresser à un marché plus vaste. Il élargit donc son horizon d’expression, mais perd également son statut privilégié. Il n’est plus cloisonné dans des règles formelles traditionnelles puis conventionnelles, mais il doit faire preuve d’introspection, d’originalité et d’expérimentation pour toucher l’intimité des spectateurs (tout en suivant également les mouvances rentables). L’artiste ne s’adresse plus seulement à une collectivité, mais à l’individu. L’individualisme devient une valeur. Enfin, il n’est plus conditionné par les traditions ou par l’académisme, mais par sa personnalité. Un changement radical de la conception de l’art s’opère. Les œuvres furent d’abord guidées par des croyances sacrées. Manifestant une cosmologie et des rites sacerdo-mystiques, les productions artistiques furent ensuite considérées comme des expressions païennes. L’Église dirigea selon des canons très précis toute production picturale et sculpturale excluant et détruisant toutes autres formes artistiques. Les empereurs, les rois et les dictateurs en firent de même pour affirmer et légitimer leur pouvoir. L’art servait également dans des contextes guerriers, économiques et domestiques. Aujourd’hui l’artiste est plus un homme du peuple s’adressant généralement à ses pairs avec son propre message. Une véritable démocratisation de l’art s’est effectuée. De ses premières fonctions sacrées, didactiques et propagandistes dans un mode de vie collectiviste, l’art devient un moyen d’expression beaucoup plus large et complexe.
Histoire de l’art occidentale et arts non occidentaux : Les objets exotiques sont-ils de l’art ou pas? Préjugés. Réponse entendue jusqu’en 1960 : Non, ce ne sont pas de l’art ! Ils ne font pas appel à l’émotion ou à la contemplation, mais se sont des objets fonctionnels. Une fausse question qui fait parler depuis cinq siècles les historiens de l’art et réponse empreinte de stigmatisation et d’égocentrisme. Toutes les critiques et interrogations sur les arts premiers ne sont qu’une perception contemporaine sur des arts traditionnels. L’histoire de l’art évolua avec notre société, mais n’est plus capable de travailler sur des œuvres de cultures traditionnelles avec ses concepts inappropriés. Si nous regardons de plus près, notre art « primitif » (avant la Renaissance) connaît de grandes similitudes avec les arts non occidentaux : un art comme expressions sacrées (sans devenir religieuses) et comme expressions du pouvoir, statut privilégié et rôle traditionnel de l’artiste, importance de l’art dans la vie quotidienne des gens … . Il nous est donc nécessaire d’oublier nos valeurs actuelles et nos méthodes trop cartésiennes, positivistes et désenchantées pour les étudier. Un mode de vie collectif structuré et organisé selon ses croyances produit des objets rituels en adéquation avec sa cosmovision et sa vie sociopolitique. Les objets manifestent et symbolisent mythes et légendes formant l’identité et rétablissant l’ordre du groupe. Est-ce qu’un autel sculpté dans une église est de l’art ? La question ne se pose même pas. L’autel sert de table pour le clerc. Un totem décrit la légende héraldique et animiste du clan. Les deux objets créaient une relation cosmogonique pour repousser le chaos. Quel est celui des deux le plus fonctionnel ? L’autel bien évidemment. Or une œuvre artistique ne doit pas être fonctionnelle selon notre définition de l’art. Le Ready-Made joue avec cet enjeu en insérant un objet industrialisé le plus banal et le plus usité dans le quotidien, dans un contexte artistique, celui-ci devient un objet artistique! Quelle hypocrisie !
Enfin, le processus de création comme gestuelle ritualisante était plus important que sa finalité esthétique dans ces cultures. Une fois de plus, c’est notre société qui définit l’art par sa dichotomie aux objets artisanaux, tout en oubliant l’acte créateur. Il serait rentable de perdre nos préjugés contemporains sur l’art ethnologique et repenser nos concepts et ceux des groupes étudiés.
Histoire de l’art fille de l’Occident : Comment l’histoire de l’art peut-elle étudier les arts non occidentaux, étant elle-même fille de l’occidentalisation ? L’histoire s’intéresse étymologiquement à la période après l’écriture, or les différentes cultures abordées sont préhistoriques, mais se situant dans notre ère historique. Curieuse remarque! Cette remarque justifie l’intérêt de l’étude, mais en soulève ses limites. Les méthodes interprétatives employées s’appuient sur des postulats et des valeurs occidentales elles-mêmes fondées à partir des philosophies grecques, du Christianisme et par la Renaissance. Le manque de rigueur des fondements épistémologiques et heuristiques de l’histoire de l’art ne peut nous permettre d’étudier à leur juste valeur les arts premiers de croyances différentes. Il lui est donc impératif de travailler en collaboration avec d’autres sciences de terrain. L’archéologie apporte les artefacts, mais aussi un contexte stratigraphique pouvant être datable et témoignant du contexte socioculturel analysé par les anthropologues et les ethnologues. Cette complémentarité n’est pas encore acceptée par tous les historiens du vieux monde. Historiographiquement, l’Histoire se suffit à elle-même. Il est inconcevable de faire appel à une autre science plus jeune. Seule l’Amérique a réussi à défaire ce vieux problème déontologique.
La muséographie et les ethnologues: La muséographie reflète également les pensées successives sur l’art indigène. Les cabinets de curiosités du XV au XVIIe siècle entassèrent tous les objets des « sauvages », pour le plaisir des yeux de l’élite. Les collections privées procuraient beaucoup d’argent aux anthropologues pilleurs. Elles nourrirent le colonialisme. Quand les premiers musées apparurent au XIXe siècle, de nouvelles interrogations sur le classement des objets encouragèrent un nouveau regard. Aujourd’hui, les musées ethnographiques font preuve d’une sérieuse remise en question et d’une valorisation appropriée à chaque ethnie selon sa propre culture. Les musées d’Amérique du Nord offrent ainsi une belle leçon sur le concept de patrimoine au vieux monde. Les musées de Paris et de Genève sont actuellement en pleine mutation grâce aux ethnologues, mais où sont les historiens de l’art ?
Attention Darwin : Une dernière problématique est endémique à l’évolution de ces différentes sciences qui se construisirent sur des fondements darwinistes et impériaux. L’art ethnique fut péjorativement nommé « primitif » d’après une vision darwiniste qui établit différents stades d’évolution de l’humanité, ce qui engendre un nivellement et une hiérarchie entre les cultures et donc une sélection naturelle. Il est de ce fait dangereux de se comparer aux autres cultures au risque d’établir des spéculations raciales. Cela n’exclut pas, au contraire, certaines convergences et mises en corrélation, car nos « arts primitifs » manifestent des similitudes suprasensibles. Quelle preuve de civilisation que de piller pour conserver des traces de cultures premières qui vont s’éteindre, car elles sont inférieures et non évolutives ! Le collectionnisme frénétique engendra davantage de destruction matérielle que de valorisation du patrimoine. Enfin notre paternalisme civilisateur censura et aliéna toutes leurs manifestations culturelles. Maintenant, nos spécialistes sont en quête de ces vestiges et prennent conscience de leur hégémonie destructive, mais les budgets de recherche et les emplois ne suivent malheureusement pas le courant. Il y a très peu d’avenir pour nos chercheurs et encore moins pour les arts premiers.
Modernité et primitivisme : Art ou marchandise : Notre société dorénavant organisée par le Libéralisme économique se soucie essentiellement de son marché. Nous avons rappelé l’évolution démocratique de l’art en Occident ainsi que le désenchantement de la population. Les consommateurs rêvent d’exotisme. Ils poursuivent le processus d’aliénation, débuté au XVe siècle, en achetant des objets d’origine étrangère. La marchandisation des objets ethnologiques traduit à la fois le symptôme de l’imitation de l’élite par le peuple, mais aussi une continuité d’ingérence et de mépris. Le marché de l’art regorge d’objets industrialisés dits tribaux. Qui n’a pas sa statuette afro sur son étagère ou son paréo sur la plage ? Mais qui est capable d’en expliquer leurs valeurs culturelles ou leur origine ? Halte! Acculturation des « œuvres primitives » : Les exigences des missionnaires affectèrent l’art indigène. Une christianisation se fit ressentir dans leurs productions. L’intrusion des blancs modifia également certains éléments formels. L’engouement exotique se traduit par un attrait touristique mondial en effervescence. Les indigènes ont encore changé leurs traditions artistiques selon leur nouvelle clientèle. Leur expression plastique connut ainsi une véritable acculturation. L’art occidental s’impose dans l’art non occidental. Attention, il y a du primitivisme dans l’art contemporain : les artistes contemporains sont eux-mêmes allés chercher de nouvelles sources d’inspiration dans les œuvres ethnologiques. Ce regain d’intérêt assoiffé de primordial, promulgua et stimula la valorisation de ces objets et lui valut par la suite sa reconnaissance artistique. Picasso, Matisse, participèrent à cette nouvelle considération. L’art non occidental nourrit l’art occidental! La société et l’art occidentaux et non occidentaux connaissent une acculturation réciproque, mais cet échange n’est pas valable dans les fondements de l’Histoire.
- en P. 16 & 30
- original publié par Réseau HEM Canada de l’Observatoire du dies le 09-04-04
- Illustration originelle : les demoiselles d’Avignon, instruments africains, histoire politique, masques africains
ID Canada / ISSN 2563-818X (En ligne) – ISSN 2563-8181 (Imprimé)