DE L’INDÉCENCE JUSQU’À L’ÉCŒUREMENT par Heidi Fortuné

DE L’INDÉCENCE JUSQU’À L’ÉCŒUREMENT

  • par Heidi Fortuné, Magistrat

Le juge d’instruction conduit les investigations les plus approfondies avant le procès, afin de saisir tous les faits de la cause. Il mène son enquête à charge et à décharge, de manière exhaustive, avec l’ambition de découvrir des indices, en procédant, conformément à la loi, à tous les actes d’informations utiles à la manifestation de la vérité.

Dans le cadre de son instruction, le juge convoque les témoins et les personnes soupçonnées pour être auditionnées ou interrogées en sa chambre d’instruction criminelle, mais non se faire inviter à domicile par ces derniers pour prendre un apéritif et des repas à chaque pause.

On peut déjà supposer une partialité flagrante qui empêchera un examen objectif du dossier. Qu’il s’agisse du Président de la République, du Premier Ministre ou, autres potentats du pouvoir, il faut suivre la procédure indiquée.

Le code d’instruction criminelle ne prévoit pas de telle méthode. Et cela n’aurait aucun sens.

Les articles 400 et suivants sont mal interprétés. Le respect des lois et des procédures est un impératif universel. On a plusieurs exemples sous nos yeux : des péripéties de Donald Trump en passant par les déboires du Premier Ministre israélien Benyamin Netanyahou, sans oublier les démêlés judiciaires de Nicolas Sarkozy et plus récemment la condamnation avec sursis d’Éric Dupond-Moretti, Garde des Sceaux en France…ils ont tous été contraints à se présenter devant les tribunaux, à se soumettre aux actes de procédure et à se plier aux injonctions imposées par la justice parce que tout simplement ils ne sont pas au-dessus de la loi.

En Haïti, le système judiciaire entretient une relation étroite, mais particulière avec le pouvoir politique. Séparée de lui conformément au principe de la séparation des pouvoirs, la justice agit dans le cadre des lois. Cependant, son indépendance est régulièrement questionnée, et mise à l’épreuve face au comportement des acteurs.

La politisation de la justice a toujours posé problème, d’où cette longue tradition de dépendance. C’est la raison pour laquelle le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) et l’École de la Magistrature (EMA) ont été créés.

Cette évolution était essentielle à la garantie de l’indépendance des magistrats dans la détermination de la poursuite pénale, mais ne résout jusqu’à présent pas la question. Je prends en exemple le dossier de l’assassinat du président haïtien Jovenel Moïse. Je suis incapable de dire quel était l’état d’esprit du magistrat quand il a jugé opportun de se rendre dans la résidence officielle du Premier Ministre pour procéder à son audition à titre de témoin régulièrement cité à comparaitre par-devant lui dans le cadre de l’instruction de cette affaire.

Mais, c’est une vraie honte. Honte à la justice! Honte à nos politiques! J’ignore ce qui a bien pu se passer dans sa tête. Ce que je sais par contre, c’est que ce faisant, il a atteint un degré d’ignominie qui, à coup sûr, laissera des traces pour la suite de sa carrière. J’appelle cela une profanation de l’indépendance de la Magistrature. Ce comportement bas, petit et indécent en dit long sur la personnalité de ce directeur d’enquête et l’ordonnance finale qui en suivra.

Si un juge veut être respecté, il faut déjà qu’il soit respectable. Je ne reproche pas à ce monsieur sa tendance ou son rapprochement avec le pouvoir politique, cela m’indiffère royalement. Je lui reproche ses manœuvres, au demeurant bien risibles dans l’état actuel des choses.

J’ai honte pour la Magistrature et ses dérives dangereuses. Quand on est juge, on doit être au-dessus de tout soupçon, chose qu’à l’évidence il ne comprend pas. Mais il est là, le scandale. Elle est là, l’abomination. Je me contrefous de ses états d’âme et de ses pensées. Je me contrefous de comprendre la syntaxe de son argumentation. Ce qui est certain, son comportement crée des polémiques imbéciles à des fins partisanes.

Il y a franchement des femmes et des hommes qui sèment les ruines et la peine dans ce pays sans même un frisson de gêne. Et consciemment ou pas, le juge a craché au visage de tous les magistrats intègres, a sali la mémoire du président assassiné et a piétiné la douleur de sa famille et de ses amis. Finalement, on ne sait même pas à qui on veut rendre justice dans cette histoire.

Dans toute autre démocratie, une poursuite serait envisagée par la direction de l’inspection judiciaire pour manquement aux devoirs, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité contre ce magistrat.

Je rêve d’une justice qui aura les moyens de ses ambitions et où la Magistrature sera vraiment indépendante; qu’il n’y aura plus de dossiers dits “politiques” et que tous seront égaux devant la loi, pas seulement en théorie, mais aussi en pratique. Impossible me dira-t-on! Je le sais bien. Malgré tout, je continue à faire le même rêve toutes les nuits… pourvu que cela puisse se réaliser, même un peu, demain ou après-demain. Un jour en tout cas.

  • Heidi FORTUNÉ, Magistrat
  • Ancien Juge d’Instruction
  • Cap-Haïtien, Haïti, ce 31 décembre 2023
  • http//: heidifortune.blogspot.com

ID Canada / ISSN 2563-818X (En ligne) – ISSN 2563-8181 (Imprimé)